Associée à une poussée mondiale de la richesse privée au cours des dernières décennies, la philanthropie s’est épanouie et est devenue plus visible dans de nombreux pays. En particulier, les fondations créées et financées par des familles ont reçu plus d’attention que jamais. Cependant, la philanthropie en général a longtemps été invisible. Parfois, c’est parce que les dons privés sont négligeables. Dans d’autres cas, le phénomène passe tout simplement sous les radars. En France, les deux étaient vrais jusqu’à ces dernières décennies.
La philanthropie en France : un renouveau après des décennies de secret
Alors que la philanthropie a connu une riche histoire à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, la Révolution française a radicalement étouffé toute initiative privée en faveur du bien commun, ne laissant que peu ou pas de place entre l’État et ses citoyens. L’Église catholique, qui organisait l’essentiel des activités caritatives en France, a été dépossédée de nombre de ses biens. Au XXe siècle, l’émergence d’un État-providence fort a réduit à néant la fourniture privée de sécurité sociale, de logements bon marché ou de pensions de retraite.
La crise de l’État-providence, diagnostiquée dès 1980, et les besoins pressants de compléter les subventions publiques dans de nombreux secteurs sociaux ont ouvert la voie à un « renouveau philanthropique » en France, dont nous commençons à être témoins aujourd’hui. De manière assez surprenante, la philanthropie d’entreprise est apparue en premier, mais les initiatives philanthropiques de personnes et de familles fortunées ont rapidement suivi. De nombreux facteurs expliquent cette régénération : incitations fiscales généreuses, nouveaux véhicules philanthropiques, professionnalisation de la collecte de fonds et du conseil en philanthropie, et plus grande couverture médiatique.
La dynamique est positive mais les chiffres restent modestes, en partie à cause du retard historique de la France. Aujourd’hui, selon les derniers chiffres de la Fondation de France, on compte 3 220 fondations privées en France, parmi lesquelles on estime à environ 300 le nombre de fondations familiales. Hors legs, au moins 165 millions d’euros ont été distribués en 2011 par des fondations subventionnaires créées par des particuliers ou des familles. Plus important encore : après des décennies de silence et d’anonymat, plusieurs philanthropes français ont commencé à parler ouvertement de leurs dons et à partager leurs expériences.
Qui sont ces familles ?
À l’instar de la situation des pays anglo-saxons, les chiffres sont un peu faussés par des « géants » de premier plan comme la Fondation Bill et Melinda Gates aux États-Unis ou le Wellcome Trust au Royaume-Uni. En France, la plus grande fondation familiale est la Fondation Bettencourt-Schueller, créée en 1987 par Liliane Bettencourt – l’héritière du fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller – avec son mari et sa fille. En 2013, la fondation a distribué 30 millions d’euros pour la santé, l’aide sociale et les arts, avec des actifs estimés à 850 millions d’euros. Ses activités d’octroi de subventions placeraient la Fondation Bettencourt-Schueller au 10e rang des plus grandes fondations familiales britanniques, et au 100e rang aux États-Unis.
Un deuxième champion est né en 2010 : la Fondation Daniel & Nina Carasso, créée par l’héritière de Danone et sa famille en mémoire de ses parents. Sa dotation initiale était de 500 millions d’euros et elle débourse déjà environ 10 millions d’euros par an dans les domaines de l’alimentation durable et de l’art dans la communauté. Parmi les autres philanthropes familiaux de premier plan en France, citons les Rothschild et les Mérieux, deux dynasties d’entrepreneurs prospères qui distribuent plusieurs millions d’euros par an par le biais de leurs fondations.
Entrepreneurs et héritiers
Ces fondations familiales dotées d’importantes dotations et d’un personnel professionnel restent des exceptions à la règle : la plupart des fondations familiales en France sont beaucoup plus petites, sans personnel, et elles ne créent pas nécessairement une dotation au départ. Avec 200 000 €, il est possible de créer une fondation sous l’égide d’une fondation parapluie, comme la Fondation de France qui accueille actuellement plus de 700 fondations. Il n’est pas nécessaire d’être millionnaire pour créer sa propre fondation. D’ailleurs, toutes les personnes fortunées ne deviennent pas philanthropes. La plupart du temps, le capital utilisé pour créer la fondation est hérité, souvent sur plusieurs générations. Bien sûr, l’argent compte. Seules les familles fortunées peuvent se permettre de consacrer des centaines de milliers d’euros à la philanthropie. Toutefois, il existe également des fondations de poids, véritables actrices du paysage comme la fondation de Beny Steinmetz.
Pourquoi donnent-ils ?
Les motivations des dons sont peut-être l’aspect le plus étudié de la philanthropie moderne. De nombreuses études explorent l’éventail riche et complexe des raisonnements qui conduisent à les comportements altruistes. Notre étude apporte un éclairage sur les motivations spécifiques de la philanthropie familiale dans le contexte français. Nous avons identifié quatre motivations principales, qui sont souvent combinées.
Premièrement, la philanthropie peut être motivée par la foi et les principes religieux. Dans les trois religions monothéistes, donner aux pauvres et aux nécessiteux est impératif, et de nombreuses familles se réfèrent à leurs idéaux spirituels pour expliquer leur engagement. Deuxièmement, la philanthropie peut être motivée par des valeurs philosophiques, éthiques ou même politiques. Redonner à la société, à une institution médicale ou à une école dont on a profité dans sa jeunesse est un moteur puissant en France également. Troisièmement, la philanthropie familiale est souvent motivée par la volonté d’honorer la mémoire d’un être cher. De nombreuses fondations portent le nom d’un ancêtre. Dans d’autres cas, c’est l’héritage de la famille dans son ensemble qui est célébré. Quatrièmement, une cause ou une passion particulière liée à un membre de la famille peut être la motivation principale : la santé publique pour Mérieux par exemple.
Les conditions du progrès
La philanthropie familiale est en plein essor en France. Mais il y a encore très peu de fondations familiales, avec un impact global limité dans les différents domaines d’intérêt public. La France accuse un retard historique en matière de philanthropie, et l’augmentation forte des 10 dernières années ne peut pas immédiatement combler ce manque.
Davantage de synergies sont nécessaires entre les entreprises familiales et la philanthropie familiale. Plus il y aura d’entrepreneurs capables de réussir, plus il y aura de philanthropes potentiels disposant d’un capital important à investir. Aujourd’hui, de nombreux entrepreneurs devenus philanthropes après une carrière dans les affaires pensent que les deux doivent rester bien séparés. Mais certains pensent différemment et veulent combiner et aligner les deux activités. Le Fonds Decitre et la Fondation Mérieux suivent cet idéal afin que l’entreprise aide la philanthropie, et non l’inverse.
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